Pour rendre la culture accessible, il faut « investir dans l’humain »

Article : Pour rendre la culture accessible, il faut « investir dans l’humain »
Crédit: Jean-Claude Naba
6 juillet 2022

Pour rendre la culture accessible, il faut « investir dans l’humain »

Dieulermesson Petit-Frère, écrivain, éditeur, critique littéraire, professeur d’université, continue sa réflexion sur l’accès à la culture en Haïti. Dans cette deuxième partie de l’entretien, (lisez la première partie ici), il explique ce qui est à mettre en place pour toucher les personnes éloignées des pratiques culturelles et apporte quelques précisions sur l’accès au livre en Haïti.

Sans tourner en rond ou sans faire de gymnastique, je vous dis tout simplement qu’il faut commencer par investir dans l’humain. C’est, d’ailleurs, ce que font tous les pays qui croient en l’humain, au développement et au progrès.

Dieulermesson Petit-Frère
Image par janeb13 de Pixabay

Qu’est-ce qui devrait être fait, selon vous, pour rendre plus accessible la culture aux personnes éloignées des pratiques culturelles ? (Comme aller au cinéma, au théâtre, visiter un patrimoine, etc)

« Sans tourner en rond ou sans faire de gymnastique, je vous dis tout simplement qu’il faut commencer par investir dans l’humain. C’est, d’ailleurs, ce que font tous les pays qui croient en l’humain, au développement et au progrès. Après avoir mis en place les infrastructures, autrement dit des moyens pour satisfaire les besoins primaires (logement, santé, emploi, éducation) de leurs populations, ces pays investissent ensuite dans les superstructures (les institutions constituant la base idéologique de la société). Par exemple, dans un pays comme Haïti où la population n’arrive même pas à manger une fois par jour, on ne peut pas prétendre l’intéresser à la culture, aux choses de l’esprit. Ce sera le cadet de ses soucis, parce qu’elle doit d’abord gérer son quotidien. On connaît le dicton : ventre affamé n’a point d’oreille. Qui peut se permettre de s’adonner à des activités de loisir quand il a faim ?

Ce n’est qu’après avoir résolu ce problème qu’on peut parler de culture. Créer des infrastructures culturelles dans les villes : musées, salles de spectacle, cinéma, conservatoire, école d’art et autres parce que la culture (dont on parle ici) a aussi, il faut le dire, un aspect élitiste, cela a un coût. Tout cela constituera, bien sûr avec l’accompagnement de l’État, du secteur privé (les mécènes), une forme de démocratisation de la culture. Il y aura ainsi une plus grande offre et le public (aussi éloigné qu’il soit des pratiques) y aura accès. Et on verra, à coup sûr, avec le temps, les retombées d’une telle démarche, que ce soit sur le mode et la durée de vie des citoyens, les formes de civilité à se développer, la qualité du cadre éducationnel (formel et informel) et la courbe de développement de la société.« 

Comment vois-tu l’accès au livre en Haïti ? Est-ce qu’il y a des chiffres sur le livre ? Que disent-ils ?

Image par Nino Carè de Pixabay

« Le livre aussi bien que la musique, la peinture, le cinéma, par exemple, est un bien culturel et économique. Ce n’est pas, comme on l’a appris à l’école par le passé, qu’il s’agit d’un simple véhicule de l’expression d’une société. Dans les pays développés où l’État et des groupes privés de la société (les mécènes) investissent dans l’industrie du livre, il rapporte gros, car il existe tout un marché. Du coup, l’accès est nettement massifié à cause de sa vulgarisation par les institutions (école, université, presse, édition, librairie, bibliothèque, foires, agences et maisons de distribution), les échanges (résidences, programmes d’accompagnement, cessions et ventes de droits, traductions) et la démocratisation du prix.

Alors, étant donné que vous m’avez posé la question je vais (prendre le risque de) vous répondre sans langue de bois. En Haïti, il faut avoir le courage de le dire, je ne crois pas qu’on puisse vraiment parler d’accès au livre quand celui-ci n’existe pas (encore). Car pour parler du livre, il faut des lecteurs. Or, nous avons un pays constitué de seulement 62% de personnes alphabétisées (adultes) et « près de la moitié des Haïtiens âgés de 15 ans et plus sont analphabètes »[4], d’après ce qu’a souligné le dernier rapport de Human Right Watch datant de 2019. En dépit du fait qu’il faut constater un certain intérêt pour la culture, en particulier le livre et la lecture, chez les jeunes à défaut de dire une certaine catégorie de jeunes, on ne peut pas vraiment parler d’accès véritable en ce lieu-là. Il s’agit bien d’une (petite) minorité. La (grande) population est pauvre, elle a faim, n’a pas de pouvoir d’achat réel, et le livre coûte cher, faute de subvention…

Des chiffres qui rendent compte de la situation du livre en Haïti ? Pas sûr qu’il en existe. Ou s’il en existe, ils ne sont soit pas disponibles, soit accessibles qu’à un nombre restreint de personnes, en tout cas pas aux acteurs de la chaîne du livre ou les intéressés qui travaillent sur la question. Je suis toujours confronté à ce dilemme à chaque fois que je suis dans l’obligation de parler (du marché ?) du livre haïtien quelque part. Il n’y a aucune donnée, aucune information et s’il en existe (je le répète), elles (ces données ou ces informations) ne sont pas fiables. La bibliothèque nationale d’Haïti (BNH), par exemple, qui a entre autres missions la conservation du patrimoine littéraire haïtien par la collecte, la conservation et la diffusion de ce patrimoine à côté de la lecture publique, n’arrive à remplir aucune d’entre elles. Peut-être tant bien que mal la lecture publique à une certaine époque, mais il est clair que depuis pas mal de temps, elle a failli à cette mission vu l’insécurité dans le pays et, tout particulièrement, l’environnement immédiat de la bibliothèque. Elle est située dans une zone de non-droit. N’en parlons pas du niveau d’amateurisme qui a prévalu et prévaut encore au sein de l’institution…  

Par exemple, la dernière fois où je me suis rendu à la bibliothèque nationale à ce sujet, c’était en 2019. À l’époque, je travaillais sur un document dans le cadre d’un programme d’accompagnement des éditeurs d’Istanbul, c’était avec beaucoup de peine que j’ai pu recueillir quelques informations, grâce à la collaboration de deux bons vieux amis qui y travaillent. Sur 5 années par exemple – soit de 2014 à 2019 – il y avait 3290 livres à avoir été publiés. Ils étaient répartis comme suit : 567 en 2014 ; 832 en 2015 ; 672 en 2016 ; 538 en 2017 et 681 en 2018. Cependant, ils avaient pris toutes les précautions pour me signaler que ces informations ne sont pas tout à fait exactes. D’ailleurs, tous les livres publiés ne sont pas catalogués car il y a des écrivains ou des imprimeurs voire des éditeurs qui ne savent pas qu’ils doivent obligatoirement signifier auprès de la BNH toute nouvelle publication d’ouvrages en produisant une demande d’un dépôt légal. Aucune institution étatique – qu’il s’agisse de la BNH ou de la direction nationale du livre (DNL) – ne peut nous donner de véritables informations sur le nombre de livres publiés, vendus, traduits chaque année, encore moins sur les achats, ventes et/ou cessions de droits. Tout ceci parce qu’il n’y a pas une vraie politique publique du livre et de la lecture. Parce que la DNL, institution qui devrait s’en occuper, est inopérante, même si elle a une direction générale, une direction de la lecture publique, une direction du livre et une troupe d’employés. Il faut tout de même saluer les efforts de Jean-Baptiste Remarais et Ralph Jean-Baptiste qui, en 2014, ont rédigé pour le compte de la DNL, et ce malgré toute sa limite, un document portant sur la politique publique du livre et de la lecture. D’ailleurs, l’un de ses plus grands handicaps aura été le fait qu’un nombre limité d’acteurs de l’édition ait été consulté avant d’arriver à son élaboration. Même s’il ne tient pas compte de toute une série d’éléments clés de la question, c’est le seul qui existe à ce jour.  


Autre exemple : voilà plus de 25 ans que « Livres en folie » se tient dans le pays au mois de juin. Je ne suis pas sûr que les organisateurs puissent nous dire combien de titres sont vendus depuis ces 25 éditions ? Combien en sont vendus par genre ? Quel est le genre le plus vendu ? Pourquoi tel genre et pas tel autre ? Qui sont ces acheteurs, d’où viennent-ils et que font-ils (écoliers, étudiants, professionnels, étrangers, institutions) ? Ils peuvent vous dire qu’il y a eu un certain nombre de titres disponibles dont X nouveautés et Y auteurs en signature (comme c’est le cas des autres foires organisées dans le pays). C’est qu’il n’existe aucun document présentant un état des lieux de l’évolution du livre dans le pays ou pour reprendre les propos de Tetzner Leny Bien Aimé, « le livre, ses agents, ses institutions et son économie demeurent un domaine de recherche peu balisé, car il n’existe pas de pôles académiques ni de recherches spécifiques les concernant dans les « études haïtiennes »[5], et c’est un gros problème qui ne sera pas résolu de si tôt pour les mêmes raisons que j’ai évoquées plus haut.« 

[1] Alain Chauve, « La culture scientifique », in L’enseignement philosophique, vol. 66a, no 1, 2016, p. 39.

[2] Pierre Windecker, « L’idée de « culture générale » a-t-elle un sens ? », L’enseignement philosophique, vol. 61a, no. 6, 2011, pp. 15-45.

[3] Felwine Sarr, Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, p. 35.

[4] URL : https://www.hrw.org/fr/world-report/2019/country-chapters/325548#87bec3 Consulté le 19 janvier 2022.

[5] Tetzner Leny Bien Aimé, Vers une  Histoire sociale du livre, de l’édition et de la lecture dans le champ scientifique haïtien , 2020, document inédit.  

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